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NON, L’ARTISTE NE SE NOURRIT PAS D’AMOUR ET D’EAU FRAÎCHE

DE L’ÉCONOMIE DE LA CULTURE : QUE FAIRE APRÈS LE CONFINEMENT ?

Crise, n.f. : du latin crisis, ‘phase grave d’une maladie’.
Moment critique se manifestant de façon brusque et intense pendant une période limitée et menant à un changement décisif.

On l’a entendu partout ces derniers temps : aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes en crise. La pandémie de Covid-19 et les confinements que celle-ci a entraînés a modifié la société et accru la difficulté de l’accès à l’emploi.

Cependant, au lieu de prévoir l’après de la crise (avec toutes les mesures écologiques et sociales qui incombent), celle-ci pèse comme une menace irrémédiable et interminable.

En ce qui concerne les artistes, cette vulnérabilité se ressent d’autant plus que cette profession est jugée non essentielle : pendant le confinement, on a assisté avec ahurissement à la fermeture des libraires, des disquaires, des magasins des beaux-arts ou d’instruments de musique. Pendant le couvre-feu, tandis que les restaurants tournaient à plein régime, les salles de spectacle et cinémas, malgré tous leurs efforts, voyaient leur jauge réduite à peau de chagrin.

PROBLÈME N°1 : L’ART, UNE PROFESSION SANS INTÉRÊT ?

La reconnaissance sociale qui est accordée aux professions de l’art, de la technique et de l’artisanat laisse à désirer : l’Université de Maastricht en présentant son échelle de prestige professionnel met le chirurgien en haut du classement et l’éboueur en bas.
Entre ces deux, l’on trouve au début de la liste le juge, le joueur de football professionnel, le directeur, et à la fin le technicien de surface, l’employé dans la ligne d’assemblage d’une usine, le vendeur dans un parc d’attraction et l’employé dans un centre d’appel.

Si le joueur de football se trouve en haut de l’échelle et le vendeur dans le parc d’attraction en bas, qu’en conclure ? Que celui des deux qui a le plus de valeur lorsqu’il divertit est celui qui gagne de l’argent : nous basons la valeur du travail sur la place privilégiée dans des classes sociales élevées.

PROBLÈME N°2 : L’ARTISTE, UN ÉTERNEL BÉNÉVOLE

Lorsqu’on se balade sur les annonces de casting des comédiens, danseurs ou interprètes musicaux, lorsqu’on consulte les modalités d’inscription à des galeries d’art ou à des salles de spectacle, une chose est frappante : nombreuses d’entre elles ne prévoient pas de rémunération, faisant de l’artiste un bénévole, ou -pire !- un client, censé louer une salle pour se produire ou exposer. Faut-il payer pour travailler ? Tout travail ne mérite-t-il pas salaire ?

Prenons l’exemple d’un photographe : pour arriver à un vernissage, il doit d’abord acheter son matériel (appareil photo, flashes, réflecteur, logiciels de traitement de l’image, etc.), puis se former ; une fois qu’il commence à travailler et à trouver des créneaux horaires pour prendre ses photos et les traiter, il doit encore avancer les frais pour les encadrer, et trouver une salle d’exposition qui accepte de les présenter à un public.

Florian Bouffet, Echo, 2019

En admettant qu’un petit pourcentage des visiteurs de l’exposition achète quelques œuvres, à combien devront-elles être vendues pour amortir le coût engendré ? Pourquoi est-il culturellement admis que l’artiste fait ce travail pour la seule rétribution de faire de l’art, et par conséquent forcément à perte ?

Pourtant, les artistes sont aussi importants que les aides-soignants ou les enseignants : ils œuvrent pour la société, permettent l’ouverture d’esprit et la richesse culturelle du pays. Et tout cela, ils le font par sacerdoce, ils le font par vocation.

De plus, Adam Smith, professeur de philosophie morale au XIXe siècle, souligne que « l’éducation est encore bien plus longue et bien plus dispendieuse dans les arts qui exigent une grande habileté […] La rétribution pécuniaire des peintres, des sculpteurs, des gens de loi et des médecins doit donc être beaucoup plus forte ».
L’on peut ajouter que les études pour être musicien, danseur ou comédien sont également longues, coûteuses et nécessitent un apprentissage constant, qu’il s’agisse de répétitions ou de formations continues : pourquoi, à ce moment, trouve-t-on naturel de rémunérer le médecin ou le magistrat 4000€ par mois à l’issue de 5 à 10 ans d’études, et pas les artistes ?

PROBLÈME N°3 : L’IMAGE DE MARGINAL ET DE REBUT DE LA SOCIÉTÉ

Une des réponses à cette différence de rémunération malgré le degré de spécialisation et de virtuosité est la réputation que traîne l’artiste : ainsi, comment lutter contre l’image de pauvre diable et de poète maudit ?

Lorsque l’on parle d’artistes, l’on a toujours en tête Van Gogh à l’oreille coupée, Nerval finissant tragiquement sa vie au bout d’une corde, Molière autorisé à une sépulture à la seule condition qu’il soit enterré de nuit et sans cérémonie, Baudelaire et Flaubert censurés par des procès, Balzac buvant six litres de café par jour pour travailler suffisamment et satisfaire ses créanciers…

L’artiste est comme le chat noir : objet de superstition et de tous les fantasmes, il est aussi fascinant qu’il est marginalisé.

D’après T.A. Steinlein, Tournée du Chat noir, 1896

L’art n’est pas un violon d’Ingres que l’on brandit pour amuser la galerie : c’est une discipline exigeante et nécessaire :

  • Sans art ni peinture, pas de dissection pour déchiffrer l’anatomie et servir à la chirurgie.
  • Sans art plastique, pas de technologie ni d’architecture.
  • Sans art ni photographie, pas de preuves ni de justice.
  • Sans art ni musique, pas de philosophie ni de mathématiques.
  • Sans art ni lettres, pas d’enseignement.

Les artistes sont ceux qui font avancer la société, qui dénoncent, qui pansent les plaies et les traumatismes.

Le rôle de l’artiste n’est pas de sacrifier sa vie au service de son art : il est essentiel à la société, surtout dans cette période de changement où tout ce dont nous avons besoin, c’est de l’art et de l’espoir.

François Ruffin dit que pour sortir du Coronavirus il faut qu’il y ait de la lumière à la sortie du tunnel, qu’il faut « des métiers de poète, du clavecin dans les cantines, des fresques dans les villages […] on vit parce qu’on espère, parce qu’on respire, parce qu’on rêve, parce qu’on désire et ça il y a les artistes qui peuvent le faire ».

La crise est une période de changement : ce qui nous permettra de tourner cette évolution vers une société plus juste et plus humaine, ce sont notamment les arts.

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